D’octobre 1940 à mai 1946, près de 6 700 personnes, en majorité françaises, dont un grand nombre d’enfants, ont été internées dans plus d’une trentaine de camps pour Nomades situés sur l’ensemble du territoire métropolitain. 

La surveillance des Nomades au tournant du siècle

Pourtant intégrés dans les circuits économiques régionaux et transfrontaliers depuis plusieurs siècles, les déplacements des travailleurs itinérants et saisonniers, des marchands ambulants, des familles dites « bohémiennes », foraines ou réputées nomades suscitent peu à peu réprobation et défiance.

La stigmatisation de ces populations par les pouvoirs publics puise ses racines dans la deuxième moitié du XIXe siècle. La crise économique des années 1880, l’industrialisation et l’urbanisation bouleversent les structures et les économies des mondes ruraux et transforment le regard porté sur les familles itinérantes. Les discours xénophobes sur l’insécurité des espaces ruraux assimilent les familles itinérantes françaises à des vagabonds asociaux et apatrides, porteurs de maladies, espionnant et pillant les campagnes. Ces déclarations trouvent un large écho dans la presse et un puissant relais politique : en 1884, une loi permet aux maires de s’opposer au stationnement des itinérants sur le territoire de leur commune.

Le 20 mars 1895, un premier dénombrement empirique de tous les « nomades, bohémiens, vagabonds » vivant en France est organisé par le gouvernement. Le rapport de la commission extraparlementaire faisant suite au recensement donne le nombre de « 25 000 nomades en bandes voyageant en roulottes » sur le territoire français.

En 1907, au moment où la question sécuritaire occupe les débats publics, le gouvernement français crée les brigades régionales de police mobile qui sont placées sous l’autorité de la Sûreté générale. À la même période, les parlementaires s’emparent de la question et élaborent un projet de loi visant à établir une réglementation des professions itinérantes. Le terme de « Nomade » s’impose dans les débats parlementaires pour réprimer un mode de vie associé au vagabondage et à la criminalité.

Le carnet anthropométrique et les papiers de contrôle

Le carnet anthropométrique individuel d’identité est obligatoire à partir de 13 ans. Il comporte une description précise du porteur : photographies de face et de profil, empreintes digitales et mesures du corps. Il a comme principal objectif d’identifier l’individu nomade en fixant sur le papier son état civil et les données biométriques permettant son identification. Ce document doit être visé à chaque entrée et à chaque sortie du territoire d’une commune par la gendarmerie, la police ou le maire et permet ainsi de connaître tous les déplacements effectués.

L’émission d’un carnet anthropométrique engageait la production d’une notice individuelle en double exemplaire conservée dans les préfectures et dans les fichiers à la Sûreté générale, au ministère de l’Intérieur. La législation impose en parallèle le port d’un carnet collectif dont le chef de famille est responsable. Ce document indique les liens de parenté du groupe familial, les signalements, photographies et empreintes digitales des enfants de 2 à 13 ans et doit noter les mentions des naissances, mariages et décès.

La surveillance et l’identification des Nomades prennent ainsi une dimension collective, héréditaire et transgénérationnelle. C’est bien la famille, dans son ensemble, qui est prise pour cible par les pouvoirs publics : les enfants nés de parents porteurs du carnet anthropométrique restent affiliés à la catégorie « nomades » et ne peuvent en sortir sans l’autorisation des services préfectoraux.

La loi du 16 juillet 1912 : l’instauration d’un régime des Nomades

La loi du 16 juillet 1912 sur « l’exercice des professions ambulantes et la circulation des Nomades » crée trois catégories d’itinérants en conjuguant des critères de domiciliation, de nationalité et de profession. La réglementation des professions itinérantes fixe des statuts stables (ambulants, forains, nomades) à des individus qui pratiquent en réalité une mobilité intermittente et fige ces personnes dans des catégories administratives dont il est très difficile de sortir. Cette population se trouve placée sous le contrôle du ministère de l’Intérieur.

Les Nomades dans l’entre-deux-guerres

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la vie quotidienne des Nomades est soumise à un régime particulier d’exclusion. La loi de 1912 entraîne de nombreuses restrictions et contraint les porteurs des carnets à entretenir des rapports quotidiens avec l’administration, la police et la gendarmerie.

Dans les années 1920, de nombreuses municipalités prononcent des arrêtés qui limitent le stationnement des Nomades à 48 heures : des panneaux d’interdiction se multiplient sur l’ensemble du territoire. Les autorités de police s’efforcent de constituer des fichiers départementaux et un fichier national pour recenser la présence de tous les Nomades en France.

En août 1939, le chef du service des Nomades à la Sûreté générale évoque 36 000 dossiers de Nomades et une « population flottante » de 150 000 personnes. 

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, sous l’influence des politiques spécifiques adoptées en Europe, juristes et experts policiers français suggèrent l’adoption de mesures plus radicales visant à faire disparaître ou dissoudre cette population. La possibilité de créer des « camps de concentration » est évoquée explicitement.

La politique allemande envers les Zigeuner (1933-1940) avant l’occupation de la France

Partie intégrante des sociétés allemandes depuis la fin du Moyen-Âge, les Zigeuner (Tsiganes) suscitent, à la fin du XIXe siècle, l’hostilité des pouvoirs publics et leur présence est perçue comme un « fléau ». Après l’arrivée au pouvoir des nazis en janvier 1933, la persécution des Zigeuner s’inscrit dans le cadre d’une politique raciale coordonnée. Tous les groupes familiaux identifiés sous cette catégorie sont internés dans des camps en bordure des grandes villes, sous surveillance policière, créés à l’initiative des autorités municipales, comme à Francfort, Cologne, Düsseldorf, Hanovre ou Fribourg. Le 8 décembre 1938, Heinrich Himmler, chef des polices allemandes, promulgue un décret destiné à « combattre le fléau tsigane » en ordonnant l’enregistrement de tous les Zigeuner vivant en Allemagne et en les classant selon les critères établis par l’Institut de recherche pour l’hygiène raciale, dirigé par le docteur Robert Ritter.

L’assignation à résidence

 

 

Dès l’entrée en guerre de la France en septembre 1939, les Nomades subissent les conséquences de « l’état de siège ».

En octobre, les autorités militaires interdisent par arrêté la circulation des familles nomades et foraines dans plusieurs départements sensibles et recommandent l’assignation à résidence ou le refoulement vers l’intérieur du territoire. Tous les porteurs du carnet anthropométrique et du carnet d’identité forain sont menacés par ces mesures.

Le 6 avril 1940, un décret-loi du président de la République, Albert Lebrun, étend l’interdiction de circulation des Nomades sur la totalité du territoire métropolitain pour la durée de la guerre.

Aux yeux du gouvernement, les itinérants constituent une menace pour la sécurité nationale et sont de potentiels espions à la solde de l’ennemi qu’il faut neutraliser par une action préventive. Le choix de la commune d’assignation suscite souvent plaintes et protestations de la part des populations locales.

Immobilisées dans un périmètre réduit, les familles nomades ne peuvent alors plus pratiquer leurs différents métiers reposant sur la mobilité, ni vendre leurs services ou leurs marchandises auprès de la clientèle locale. Les Nomades assignés à résidence rencontrent très vite des difficultés économiques.

L'internement des Nomades

L’internement en zone occupée : une décision allemande appliquée par les autorités françaises

Le 4 octobre 1940, l’administration militaire allemande charge les préfets de la zone occupée d’organiser l’internement des Zigeuner dans des camps pris en charge par les autorités françaises.

Les archives montrent des divergences et des confusions dans la traduction du terme Zigeuner. Les préfets publient des arrêtés préfectoraux intimant à la gendarmerie d’arrêter les Nomades se trouvant dans leur département et déjà assignés à résidence. Mais des familles foraines se trouvent parfois explicitement visées par les préfectures et sont internées dans les camps. Bien que la décision de l’internement soit une initiative allemande, les arrestations des familles nomades ou foraines sont menées par les forces de police et de gendarmerie françaises. Dans un premier temps, les Nomades sont rassemblés dans des lieux hétéroclites : une carrière, un château abandonné, une usine désaffectée, un cinéma, souvent à l’écart des bourgs. Les conditions de vie sont très précaires : habitat insalubre, ravitaillement inexistant, surveillance plus ou moins étroite de la gendarmerie. Passée l’urgence, les familles sont transférées dans des camps plus grands et mieux organisés. Les familles s’entassent dans des baraquements en bois ou en dur, entourés de fils barbelés, gardés par des gendarmes, des douaniers, parfois des troupes coloniales, obéissant à un directeur recruté parmi des militaires en congé d’armistice ou des policiers, le tout placé sous l’autorité du préfet.

Début 1941, environ 1 700 personnes sont regroupées dans dix camps d’internement pour Nomades. Dans l’est de la France, des camps sont établis à partir d’avril 1941, comme à Arc-et-Senans (Doubs) et à Saint-Maurice-aux-Riches- Hommes (Yonne).

L’internement des Nomades en zone libre

Pour les familles nomades se déplaçant dans la zone libre avant la guerre, l’assignation à résidence reste la norme. La grande majorité des Nomades internés en zone libre viennent des espaces alsaciens et mosellans. Expulsés par les Allemands en juillet 1940, ces réfugiés nomades, de nationalité française pour la plupart, sont internés, à l’instar des familles juives expulsées et des milliers d’étrangers fuyant l’avancée allemande. Les deux seuls camps réservés aux Nomades en zone libre sont créés par le régime de Vichy : il s’agit de Lannemezan (Hautes-Pyrénées) et Saliers (Bouches-du-Rhône).

Les déportations vers l’Allemagne depuis la France

Au cours de guerre, la politique nazie envers les Zigeuner se radicalise et conduit à la déportation et au meurtre de masse, en particulier dans le Reich, en Europe de l’Est et dans les Balkans. Le nombre de victimes du génocide des Roms et Sinti en Europe est estimé à plus de 200 000 personnes. Pendant l’Occupation en France, ces persécutions ne sont pas appliquées dans la zone occupée où les autorités allemandes délèguent aux Français la mise en œuvre de l’internement. Pour autant, certains Nomades connaissent la déportation depuis le camp de Poitiers (Vienne) dans le cadre d’une opération de répression.

Le convoi Z du 15 janvier 1944

Le Nord et le Pas-de-Calais, rattachés au Haut Commandement militaire allemand de Bruxelles, connaissent une situation différente du reste de la France. Les familles dites « tsiganes » ne sont ni assignées à résidence, ni internées. Mais le décret d’Auschwitz du 16 décembre 1942, qui donne le signal de la déportation de masse de tous les Zigeuner présents dans le Reich, est élargi le 29 mars 1943 aux Tsiganes du nord de la France, de Belgique et des Pays-Bas. Le 15 janvier 1944, le convoi Z part de Malines à destination d’Auschwitz-Birkenau. Il compte 351 personnes identifiées comme Zigeuner, dont plus de 75% de femmes et d’enfants de moins de 15 ans. Parmi eelles, 145 Français, 109 Belges, 20 Norvégiens et 18 Hollandais. C’est le seul convoi de déportation collective de ce type à destination d’Auschwitz-Birkenau en provenance des pays occupés d’Europe de l’Ouest avec celui de Westerbork (Pays-Bas) parti le 19 mai 1944. Les déportés du convoi Z sont internés à Birkenau, dans la seule section du camp destinée à des familles, le Zigeunerlager, qui se transforme en un véritable mouroir.

La sortie des camps : une libération inachevée

La fin du régime d’Occupation et la Libération n’entraînent pas la fin de l’internement pour les Nomades.

En août 1944, le gouvernement provisoire de la République française ordonnait pourtant la libération de tous les prisonniers, sans distinction, détenus sur décision allemande. Mais, en novembre, le ministre de l’Intérieur, Adrien Tixier, apporte quelques nuances en adressant une circulaire aux commissaires régionaux de la République, où il précise que les Nomades ne seront pas libérés avant que chaque cas ne soit étudié individuellement.

Les derniers internés sortent du camp de Saint-Maurice-aux-Riches-Hommes (Yonne) le 18 décembre 1945, de Jargeau (Loiret) le 31 décembre 1945. Le maintien des Nomades dans les camps après l’été 1944 répond à une double logique explicitement formulée par le gouvernement provisoire. D’une part, les Nomades sont toujours considérés comme de potentiels ennemis intérieurs. Le même argument qui a motivé la décision du 6 avril 1940 est donc repris, justifiant ainsi la prolongation de l’internement administratif. D’autre part, les autorités françaises considèrent l’internement des Nomades comme une première étape vers la sédentarisation des familles et voient alors l’occasion de mettre fin à l’itinérance.

À leur libération, en 1946, le ministre de l’Intérieur informe les préfets que les Nomades doivent toujours être assignés à résidence. Le dernier interné est libéré le 1er juin 1946 du camp des Alliers, près d’Angoulême. Toutes les formes de contrôle associées à la loi de 1912 et au carnet anthropométrique d’identité reprennent sous les gouvernements successifs sans aucune modification jusqu’en 1969.

Bilan : abandon, survie, discriminations

De 1940 à 1946, près de 6 700 personnes ont été internées en France parce qu’elles étaient identifiées comme Nomades par les autorités françaises. Lors des arrestations, les Nomades ont tout perdu : chevaux, roulottes, stands forains et des outils de travail parfois coûteux. L’argent et les biens ne seront jamais restitués. Ils n’ont reçu aucune indemnisation pour ces spoliations et aucune aide à la sortie des camps. Certaines familles sont plongées dans une extrême pauvreté et rencontrent à nouveau l’hostilité des populations locales. 

Après la guerre, un nombre réduit d’anciens internés accomplissent les formalités qui leur permettent d’accéder au statut d’« interné politique », seul statut permettant de faire reconnaître une invalidité consécutive aux années de privation et ainsi de percevoir une pension. Par ailleurs, si des Nomades ont été internés dans des camps français, ce n’est nullement en raison de leurs activités politiques mais bien parce qu’ils appartenaient, aux yeux des autorités allemandes, à un groupe désigné suivant les principes d’une discrimination raciale.

Le régime des Nomades est remplacé le 3 janvier 1969 par celui des « Gens du voyage ». Les carnets anthropométriques laissent place aux carnets et livrets de circulation. Ce nouveau dispositif, moins contraignant, est tout aussi discriminant sur un plan juridique. Le Conseil constitutionnel reconnaît d’ailleurs tardivement que le carnet est contraire aux principes de la Constitution. Plusieurs actions en justice entraînent la suppression du carnet de circulation en 2012.

Le 27 janvier 2017, la loi de 1969 est entièrement abrogée et les titres de circulation ainsi que l’obligation de posséder une commune de rattachement sont supprimés. Les Voyageurs intègrent le droit commun, mais leur mode de vie est mis à mal par les politiques publiques qui respectent la liberté de circuler mais restreignent la possibilité de stationner et ne reconnaissent pas l’habitat en caravane comme un logement. Le sort réservé aux Nomades durant la Seconde Guerre mondiale n’est entré dans le champ historiographique français qu’à la fin des années 1980.

En 2010, Hubert Falco, alors secrétaire d’État à la Défense et aux Anciens Combattants, reconnaît la responsabilité des autorités françaises dans l’internement. Le Conseil de l’Europe, par un vote du Parlement européen en 2015, institue une Journée européenne de la mémoire du génocide des Roms et Sinti, tandis que les associations d’anciens internés investissent de leur propre chef l’Arc de triomphe de Paris, chaque 2 août, date de l’assassinat des derniers Zigeuner d’Auschwitz-Birkenau.

Lors d’une cérémonie d’hommage sur le site de Montreuil-Bellay en octobre 2016, le président de la République, François Hollande, admet la responsabilité de la France dans l’internement de milliers de Nomades : « La République reconnaît la souffrance des Nomades qui ont été internés et admet que sa responsabilité est grande dans ce drame ». Cette reconnaissance met fin au silence de l’État.